
Paris début de siècle.
Oui mais lequel ?
La nuit étrangle ses réverbères, lucioles décharnées, squelettiques vers luisants.
Morts-vivants naufragés, garde-ivrognes, leur unique pied, luisant d’urine, planté aux rebords de la sombre ruelle…
L’hiver a mis ses chaînes et grelotte sous son bonnet d’étoiles jaunies. La brume déroule ses écharpes, cotonneuses tentacules, raseuses de pavés.
Tout au bout de la ruelle, là où les derniers hôtels louches semblent se rejoindre, deux étranges silhouettes titubantes de peur et de fatigue, collées l’une à l’autre, semblent attendre. Figées.
L’une grande, l’autre petite. Comme si le point était tombé du i.
- Je suis le Comte Yanowski, vous ne me faites pas peur !
Voix qui tremble, parole menteuse.
- Et moi, je suis Fred Parker ! dit le point.
Plume brillante quoique hérissée, bec en avant, il lance en tous sens ses encres bleues.
- Façades gribouillées, guten tags !
Crachin. Délicates souillures dégoulinantes aux devantures. Traits. Vite avalés par les buvards assoiffés.
Collées aux portes cochères, les ombres sont là. Elles attendent quelqu’un. Quel conque… Un corps à prendre, un corps de sang, de chair et d’os. Ombres poursuivies par leurs hommes…
- Nous ne pouvons pas mourir ! Nous sommes le Cirque des Mirages ! Des Mirages, vous entendez ?! Mirages ! Illusions ! Néant !
Zoom avant. Le comte, yeux cernés, pris par le kôhl. Sa main gauche enfoncée dans sa poche sans fond. Dans sa poche sans fond, sa main, blanche, serrant une petite fiole. Dans la fiole, des pilules. Pour ne plus avoir peur.
- Fred… Je crois qu’on a basculé. Joue quelque chose…
- Je n’peux pas, j’ai oublié le piano dans la chambre d’hôtel…
Zoom arrière. Plongée. Autre bout de la ruelle. Là où les derniers hôtels louchent.
L’enfant à tête de chien, debout, fait claquer son fouet dans la brume. Son maître, à tête d’homme, fait le beau. Collées aux portes cochères, les ombres applaudissent, mais l’on n’entend rien. Le maître à tête d’homme se met à danser.
Et les ombres dansent aussi. Et les bras des ombres passent au travers des torses des ombres. Et tout se mélange. On ne sait plus quoi est à qui…
Soudain une enseigne s’allume dans l’air imbibé de crachin, d’encre bleue et d’écharpes cotonneuses. Elle clignote même. Fatiguée, elle clignote.
A force de clignoter, elle a des ampoules. Dessins dans l’air imbibé. Quelques bouts de mots usés. Consonnes et voyelles se font la gueule…
Enfin, ça clignote. CE SO R, L CIRQ DES M RAG S – allumé - CE S IR, LE C RQU DES MIR GES – éteint - CE SO R, L CIRQ DES M RAG S – allumé - CE S IR, LE C RQU DES MIR GES – éteint –
Ca marche ! Il y a la queue. Une longue colonne. Ce sont les spectateurs.
Zoom avant. Contre-plongée. Protubérances. Seins de frauleins. Sexes épilés, moiteurs, lourds parfums. Ambre. Folles et fous. Folles et folles. Foule affolée.
Un couple. Lui a l’air d’un épouvantail. Elle tient une jambe dans sa main. Emballée papier kraft. Avec un nœud. Merci, mon chéri. Le prêtre sourit et l’embrasse.
- T’as vu, Fred, je crois bien qu’ils viennent pour nous…
- Ah bon ? On avait un concert ce soir ?
- Ben j’en sais rien… Quel jour on est ?
- Ben, ça dépend… Quel siècle on est ?
- Tu crois qu’on a vraiment basculé ?
- Je n’sais pas.
Collé, piétiné, coincé entre deux pavés, un programme.
AU CHAT QUI GROGNE. CE SOIR, LE CIRQUE DES MIRAGES. ULTIME AVANT-PREMIERE. TOURNEE D’ADIEU AVANT LEUR GRAND DEPART POUR LE REVE ET LA FOLIE. PARKER ET YANOWSKI. CHANSON EXPRESSIONNISTE.
- Fred, c’est toi qui a fait miaou ?
Alain Nitchaeff