
Aux portes de l’esprit…
Epoque cadenassée. Portes closes. Combien de millions sont-ils, ces humains, qui dorment aux porches de portes dorées, closes, sur leurs matelas de papier journal, enveloppés de cartons et de froidure ?
Portes d’entreprises qui claquent à jamais. Mise à la porte. Chômage. Portes politiciennes, pompeuses… Portes médiatiques, porte à faux, portes aphones…
Porte panique de l’enfance, serrure à atteindre, clef à tourner dans le bon sens…
Profession : compteur de portes.
Age : indéterminé, le conteur n’a pas d’âge
Prénom : Abbi
Nom : Patrix
Comment ça s’écrit ? Et bien, avec un P comme porte…
Oui bon, ça va … A combien en êtes-vous ?
-Et bien , j’en ai déjà compté 124 349… y compris la première porte, celle que l’on franchit lorsque l’on vient au monde…
Portes de l’Esprit frappeur.
Il y en a sept. Principales.
Un, la porte d’entrée, bois châtaignier côté extérieur, peinture noire intérieure, mais quand elle est ouverte, les deux faces sont à l’extérieur, c’est le noir qui est visible, le châtaignier est alors en face à face avec le béton pervenche. C’est la porte du souffle. Son ouverture grillagée tout en bas laisse entrer l’air quand la ventilation aspire les volutes cigaroïdes. C’est la porte qui fait froid dans le dos… Il faut toujours dire aux spectateurs : insistez avec la porte, tirez fort sur la poignée si vous voulez sortir ! Elle fait vacuum, elle n’aime pas vous voir partir… Vous resterez bien encore un peu ?
Puis vient la porte des vestiaires, ce n’est pas vraiment une porte. C’est un passage. Le spectateur ne fait qu’y passer, y dépose son manteau, son parapluie. Son rideau noir se ferme lorsque le spectacle commence. Le régisseur est alors seul, plongé dans le noir.
Porte des WC. Très demandée. Dessus c’est écrit WC. Pendant le spectacle, elle la ferme. Porte close n’a pas d’odeur.
Porte de la loge. Anciennement porte blindée, Elle protégeait autrefois les bouteilles trésor d’un restaurant voisin. J’y ai pratiqué une ouverture, de 50 cm sur 50 cm, à hauteur du visage. Il y avait un miroir sans tain, pour que l’artiste puisse voir s’il y avait du monde…
Le miroir était dans le faux sens. Le public pouvait voir s’il y avait un artiste. Aujourd’hui, l’ouverture est toujours là, elle me sert à effrayer l’artiste lorsque j’y passe la tête pour lui annoncer qu’on va bientôt commencer…
Porte de la sortie de secours. Egalement nommée entrée des artistes.
Fière de son bloc lumineux annonçant sortie de secours, de sa barre latérale en acier chromé. En cas de panique, on appuie vigoureusement dessus et hop elle s’ouvre, même si elle est fermée à clef !
Porte du coin douche, dans la loge. A travailler encore. L’artiste s’y réfugie parfois, la solitude y est totale.
Porte des coulisses. Souvent franchie dans le sens aller, avec appréhension, dans le sens retour, avec le regret que ce soit déjà fini.
Sept portes.
Une oreille non avertie ne peut les entendre, lorsque claquent les paumes des spectateurs, qu’Abbi salue puis disparaît dans l’obscurité.
Mais moi qui suis un habitué des lieux, je puis vous dire que lorsque sort la dernière syllabe de la bouche du conteur, que s’éteint la dernière note du piano, les gonds grincent, les poignées s’agitent, les serrures laissent couler leurs huileuses larmes…
Esprit Frappeur
17 décembre 2006
Alain Nitchaeff